L’Europe lève le tabou sur les vols habités

Les astronautes européens - ici Thomas Pesquet - sont de plus en plus présents sur orbite. Crédit : Nasa.
La succession des vols d’astronautes européens sur l’ISS et la « démocratisation » des vols spatiaux habités amènent l’Europe à se poser de nouveau la question de se doter d’une capacité autonome. Mais le sujet reste avant tout politique.

L’autonomie de l’accès à l’espace par l’Europe s’est limitée aux missions inhabitées depuis plus d’une génération. Sous l’impulsion de Josef Aschbacher, le sujet du vol habité fait un retour marqué dans le paysage européen, trente après l’abandon du projet d’avion spatial Hermes à la ministérielle de Grenade en 1992. Longtemps un sujet tabou, surtout depuis la reculade française sur le sujet impulsée par Claude Allègre lors de son passage au ministère de la Recherche en 1997-2000, les vols habités sont avant tout une question d’ambition politique, comme le reconnaît le directeur général de l’ESA.

Depuis longtemps, l’Europe a fait le choix d’être dominée par ses partenaires sur le sujet, se contentant d’être passagère sur les vaisseaux des autres, Soyouz russes, navettes américaines et depuis peu capsules de SpaceX. Traditionnellement, il était dit que l’Europe n’ayant rien à prouver politiquement, elle n’avait pas besoin de tels « programmes de prestige », réservées aux grandes puissances : la Russie, les États-Unis et, depuis 2005, la Chine.

La situation a changé. Les acteurs privés accèdent aujourd’hui à cette même capacité, avec la Nasa comme principal client. Bientôt, des stations spatiales commerciales seront aussi mises sur orbite, tandis que l’ESA joue un rôle grandissant dans l’exploration lunaire aux côtés de l’agence américaine. Mais elle n’est toutefois pas maîtresse de ses choix stratégiques.

ESM-2 Artemis vols habités
Le module de service européen de la prochaine mission habitée vers la Lune, Artemis 2, en préparation à Cape Canaveral. Crédit : C. Houston – Nasa.

L’ESA en fer de lance

Une capacité de vols habités autonomes est le dernier élément qui manque encore à la boîte à outils européenne pour décider de son destin. Josef Aschbacher s’en est fait le champion en le proposant comme un des axes « inspirateurs » de son programme. Le nouveau patron du Cnes Philippe Baptiste, naguère prudent sur la priorité à donner à une telle initiative, reconnaît qu’il s’agit d’une question « éminemment politique », mais qu’il y a de vrais enjeux à la clé si l’Europe veut jouer un rôle dans les futurs projets vers la Lune et Mars.

David Parker, directeur de l’exploration humaine et robotique à l’ESA, explique pour sa part que jusqu’ici les programmes d’exploration ont indirectement fini par se rembourser, non seulement via la taxation des contrats industriels qu’ils ont entraînée, mais surtout par les connaissances et le savoir qu’ils ont permis de collecter. Ceux-ci irriguent les secteurs académiques, mais génèrent aussi de nouvelles applications, parfois très terre-à-terre.

Les compétences acquises par les Européens dans les systèmes de soutien aux conditions de vie peuvent ainsi trouver des débouchés commerciaux. L’utilisation des ressources lunaires pourrait ouvrir la voie, non seulement à une économie locale mais à des applications similaires dans des zones hostiles sur Terre, telles que les déserts chauds ou l’Antarctique.

À portée de technologie

À l’exception d’un système de sauvetage au décollage, la plupart des technologies nécessaires existent déjà en Europe. Elles sont également mises en œuvre sur des programmes connexes, tels que l’avion orbital Space Rider, ou en coopération avec les États-Unis, avec le cargo Cygnus ou le module de service d’Orion. Reste à les rassembler et à tester le produit final afin de s’assurer de la sécurité des astronautes. Pour des raisons d’objectifs de fiabilité extrême, cette phase d’essais sera l’un des plus importants défis du programme. Aucun montant n’est donné, car il dépendra largement de l’ampleur et des objectifs du programme (un avion spatial réutilisable ne coûte pas le même prix qu’une capsule) ainsi que de son calendrier.

En juin dernier, des ingénieurs du Cnes, de l’ESA et de l’industrie avaient présenté officieusement leurs réflexions sur la faisabilité d’un système de vol habité basé sur Ariane 6 et avaient conclu sur un avis positif.

Ariane 6 ELA-4 Vols habités
Les dimensions du portique d’Ariane 6 sont déjà adaptées aux vols habités. Crédit : J. Bertrand – Cnes.

Le développement d’une capacité de vols habités pourrait même être une voie vers des lanceurs 100 % réutilisables, estime le patron d’ArianeGroup André-Hubert Roussel. Il serait ainsi possible de combiner le vaisseau habité et le second étage en un seul système, récupérable et réutilisable. Interrogé pour savoir s’il s’agirait de suivre le concept proposé par SpaceX avec son Starship, il se borne à sourire : « Nous avons de meilleures idées ».

Envie populaire

Signe de l’intérêt européen pour les vols habités, la sélection en cours de nouveaux astronautes de l’ESA a généré un nombre de candidatures inédit : 22 589 à travers l’Europe. Parmi ceux-ci, une première sélection a permis de réduire le nombre à 1 362, dont 39 % de femmes. En février, ils ne seront plus que 400 environ, et finalement 4 à 6 seront choisis en octobre. L’extension par la Nasa de l’exploitation de la Station spatiale internationale de 2028 à 2030, décidée en décembre, devrait être suivie par l’ESA en novembre, ce qui entraînera un plus grand nombre d’opportunités de vol pour les astronautes européens.

Pour ses partisans, le vol habité européen, combiné aux perspectives de l’exploration, jouera un rôle majeur dans l’attractivité des carrières scientifiques auprès des jeunes générations et pourrait avoir un bénéfice économique sur le moral des Européens du même ordre que celui ressenti après une victoire en coupe du monde de football, mais à une plus grande échelle.

ESM-1 Artemis Vols habités
Le logo de l’ESA est visible sur le module de service de la capsule Orion de la mission Artemis 1 alors qu’il est intégré sur le lanceur géant SLS. Crédit : F. Michaux – Nasa.

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