50 ans sur la Lune : Un héritage venu du froid

Une maquette grandeur nature et le premier N1-L3 sur les deux pas de tir géants de Baïkonour. Crédit : DR.
Pour pouvoir atteindre la Lune elle aussi, l’Union Soviétique ne disposait pas de la technologie des moteurs cryotechniques, mais elle a cherché dans une autre direction, pour le plus grand bonheur des motoristes américains qui ont pu mettre la main sur les résultats, vingt ans plus tard.

Les raisons sont nombreuses pour lesquelles l’Union Soviétique a échoué dans la course à la Lune. La première est de ne pas avoir vraiment concouru dans un premier temps. Le premier secrétaire du parti, Nikita Khrouchtchev, ne croit pas aux rodomontades du jeune président américain en 1961. Il apprend à le respecter lors de la crise de Cuba l’année suivante et les deux hommes signent le traité d’interdiction partielle des essais nucléaires le 5 août 1963. John Kennedy, qui est en train de prendre la mesure du coût que va représenter le débarquement lunaire, a commencé à évoquer une possible coopération avec l’URSS pour une expédition commune lorsqu’il est assassiné en novembre 1963.

Nikita Khrouchtchev sable le champagne avec le secrétaire général des nations Unies U Thant après la signature du traité sur l’interdiction partielle des essais nucléaires. Le secrétaire d’État Dean Rusk a signé pour les États-Unis, le ministre des Affaires étrangères Andreï Gromyko pour l’Union soviétique et le ministre des Affaires étrangères Alec Douglas-Home pour le Royaume-Uni. Crédit : ONU.

Khrouchtchev est écarté du pouvoir en octobre suivant, pendant l’une des dernières grandes premières spatiales dont il a été l’instigateur : le premier vol d’un équipage dans l’espace avec la mission Voskhod 1, qui n’est qu’un Vostok réaménagé pour y faire voler trois hommes, sans moyen de sauvetage. Alors que Nikita Khrouchtchev estimait que la Russie avait déjà fort à faire sur Terre avant de relever le défi américain, la course à la Lune prend toute son ampleur avec l’arrivée au pouvoir de Léonid Brejnev.

Comme aux États-Unis, des études ont été lancées dès 1959 sur des familles de lanceurs polyvalents, mais la Russie ne dispose pas d’agence spatiale pour coordonner les efforts et les constructeurs généraux négocient directement avec le ministère de la Défense, voire le Politburo, où chacun a ses soutiens. Sergueï Korolev de l’OKB-1, père du lanceur R-7, propose la famille des lanceurs N (Nositel : lanceur) tandis que Vladimir Tchelomeï de l’OKB-52 avance la famille modulaire UR (Universalskaïa Raketa : fusée universelle) qui donnera naissance au lanceur Proton. Les deux concepts incluent chacun un lanceur lunaire, mais les autorités n’y prêtent pas de réel intérêt, du fait de l’absence d’utilité militaire.

La première maquette à l’échelle 1 du lanceur N1, pour les essais du segment sol. Crédit : Roskosmos.

Après des études sur fonds limités de 1961 à 1963, l’OKB-1 (qui deviendra RKK Energia) reçoit en août 1964 l’autorisation de développer le lanceur lunaire N1-L3. Ce géant de 105 m de haut pour 17 m de diamètre à la base doit placer autour de la Lune un vaisseau Soyouz accompagné du module lunaire monoplace et non-pressurisé LK. Deux ans plus tôt, Sergueï Korolev n’est pas parvenu à se mettre d’accord avec le motoriste Valentin Glouchko de l’OKB-456 (ancêtre de NPO EnergoMach) sur la propulsion du lanceur N1. Le premier veut des moteurs à kérosène et oxygène liquide, tandis que le second veut lui imposer une propulsion à hypergols azotés stockables.

Nouveau motoriste, nouvelle technologie et des échecs à répétition

Sergueï Korolev s’adresse donc à Nikolaï Kouznetsov, de l’OKB-276 (futur GNPO Troud puis PAO Kouznetsov), un motoriste aéronautique qui a déjà développé pour lui le moteur NK-9 du missile GR-1. Il utilise un cycle à combustion étagée, plus efficient que les cycles ouverts, dont l’OKB-1 a été le pionnier avec son petit moteur S1.5400 de 70 kN de poussée. Le NK-9 de 450 kN ne vole pas car le GR-1 est abandonné avant de voler. Ses prototypes défilent sur la Place Rouge pour désinformer les observateurs occidentaux avant d’être ferraillés.

Pour le N1, l’OKB-276 fait évoluer le NK-9 pour développer le NK-15 de 1 750 kN de poussée, modulable de 50 à 105 %. Pour arracher du sol les 2 750 t du lanceur, trente NK-15 équipent le premier étage et huit le deuxième.

Mené dans l’urgence, le programme souffre de nombreuses difficultés de gestion après le décès de Sergueï Korolev en janvier 1966, sous le bistouri du ministre de la Santé, seul habilité à opérer un personnage aussi important. Son successeur, Vassily Michine, ne dispose pas de son autorité et ne parvient pas à mener le programme d’essai à son terme. Dix lanceurs – dont deux inertes – sont prévus pour la qualification du système. Les quatre vols qui peuvent être réalisés dans le plus grand secret à Baïkonour, sont des échecs.

Lors du premier, le 21 février 1969, un problème électrique sur un NK-15 quelques secondes après le décollage entraîne son arrêt, ainsi que celui du moteur opposé pour conserver l’équilibre. Des vibrations s’ensuivent qui causent une fuite d’ergols, puis un incendie. Tous les moteurs sont arrêtés et le lanceur s’écrase à 52 km de son point de départ.

Décollage du N1-L3. Crédit : DR.

Le 3 juillet 1969, moins de trois semaines avant le succès d’Apollo 11, la turbopompe d’un NK-15 explose au décollage et tous les moteurs sont éteints par la sauvegarde sauf un. Le lanceur est renversé sur le pas de tir qui est détruit. Le 26 juin 1971, le lanceur part en roulis au décollage et se désintègre. Les étages retombent à 15 km. Enfin, le 23 novembre 1972, l’arrêt volontaire de six moteurs après 90 secondes pour réduire le stress structurel au passage du Mach produit un coup de boutoir dans le bâti moteur. Des conduites lâchent et les fuites causent un incendie.

Valentin Glouchko remplace Vassily Michine à la tête de l’OKB-1 en mai 1974 et le programme N1-L3 est immédiatement annulé.

Changement de stratégie

À la place, Valentin Glouchko va lancer le développement d’un nouveau lanceur géant, Energiya, tirant le meilleur partie des technologies de la propulsion cryotechnique. Pour ce lanceur, NPO EnergoMach va développer son propre moteur à combustion étagée consommant kérosène et oxygène liquide, le RD-170 à quatre chambres, pour les quatre étages d’accélération latéraux. Energiya ne volera que deux fois, en 1987 et 1988, avant d’être suspendue par manque de crédits et abandonnée après la chute de l’URSS.

Une forêt de moteurs

Ordre est donné de détruire tout le matériel restant du projet N1-L3, dont deux lanceurs complets et un en cours d’intégration.

Ces lanceurs étaient équipés de nouveaux moteurs NK-33, évolution du NK-15 développée par Nikolaï Kouznetsov après avoir tiré les leçons des échecs. Le motoriste ne peut se résoudre à envoyer à la casse ses moteurs, dont les performances sont alors inégalées. Quatre fois moins puissant que le moteur F-1 de Saturn 5, qui utilise les mêmes ergols, il a une impulsion spécifique (qui mesure l’efficacité énergétique) supérieure de 10 % ainsi qu’un rapport poussée/masse 50 % supérieur. Une soixantaine de moteurs échappent à la destruction et sont dissimulés dans un hangar à Samara.

Leur existence est révélée près de vingt ans plus tard, après la chute de l’Union Soviétique, en 1992, lorsque des négociateurs d’Aerojet sont invités à visiter visiter ce qu’ils appelleront « la forêt de moteurs ». Le motoriste américain peine à croire les performances annoncées mais 31 moteurs sont achetés à 1,1 M$ pièce et transférés à Sacramento en Californie, pour être étudiés et testés au banc. Une fois les performances démontrées, Aerojet va modifier son stock de moteurs pour les adapter aux technologies occidentales de contrôle et les commercialiser sous le nom d’AJ26.

Ce moteur est mis en compétition pour la propulsion des Atlas 3 puis Atlas 5 de Lockheed Martin puis United Launch Alliance, qui préfère retenir le RD-180 d’EnergoMach (version à deux chambres du RD-170) commercialisé par Pratt&Whitney. En revanche, l’AJ26 est retenu en 2008 par Orbital Sciences (aujourd’hui Northrop Grumman Innovation Systems) pour son lanceur Taurus 2, rebaptisé Antares en 2011, qui doit emporter les cargos Cygnus à destination de la Station spatiale internationale.

Premier vol d’Antares, propulsé par deux moteurs russes NK-33. Crédit : Orbital.

Le premier vol, avec un lest à la place du cargo, a lieu le 21 avril 2013, propulsé par deux moteurs qui ont attendu pendant quarante ans de pouvoir voler. Le 18 septembre suivant, le premier Cygnus est lancé vers l’ISS. Deux autres missions sont réalisées avec succès mais lors du cinquième vol, le 28 octobre 2014, la défaillance d’une turbopompe au bout de 6 secondes de vol entraîne l’explosion d’un moteur, suivie de celle du lanceur. Orbital abandonne alors l’AJ26 au profit du RD-181 de NPO EnergoMach, version monochambre du RD-180.

Cinquante ans après l’échec du N1-L3, Aerojet a renoncé à commercialiser l’AJ26, mais les derniers NK-33 restés en Russie servent aujourd’hui à propulser le premier étage des lanceurs Soyouz 2.1v, variante du Soyouz dépourvue d’accélérateurs latéraux. Lorsque le stock sera épuisé, ils seront remplacés par des RD-193, une autre variante du RD-181.

Soyouz 2.1v Kosmos 2542
Le lanceur Soyouz 2.1v en préparation à Plessetsk. On distingue la tuyère du moteur NK-33 de son premier étage. Crédit : Ministère de la Défense de la Fédération de Russie.

Retour à notre série : Apollo, un héritage industriel cinquantenaire.

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